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Lieu indéterminé
Lundi 22 décembre
13 heures
Deux hommes étaient attablés dans un coin d'un petit restaurant de quartier. L'un était arrivé par l'entrée principale, l'autre par les cuisines. Ils ne s'étaient pas rencontrés depuis de longues années.
Le premier était connu dans de nombreux milieux. Ses employés l'appelaient tout simplement « l'Uomo », l'Homme. Fringant, cultivé, arborant une belle chevelure grise, il avait toutes les apparences d'un homme d'affaires prospère.
Le deuxième avait un visage facile à reconnaître ; pour cette raison, il ne sortait quasiment plus depuis un certain temps. Mais l'Uomo l'avait sommé de venir. A vrai dire, il avait même mis sa tête à prix. Après la débâcle du début de l'année, il n'avait pas eu le choix. Soit il refaisait surface, soit il se faisait descendre.
Or, il était déjà mort peu auparavant.
Ils étaient assis l'un en face de l'autre. De temps à autre, l'homme aux cheveux gris se tamponnait poliment la bouche avec la serviette en lin empesée. Ses lèvres étaient mouillées du rouge millésimé qui était son vin de tous les jours, un Châteauneuf-du-Pape 1985. Il mangeait avec enthousiasme et délicatesse, savourant chaque bouchée.
Son invité ne mangeait ni ne buvait. La peur lui contractait l'estomac et rendait la digestion impossible. Il regardait son compagnon manger et picorait des miettes de sa salade niçoise en se demandant pourquoi il l'avait commandée. La cuisine française n'était pas ce qu'il préférait, mais il n'avait pas été consulté quant au choix du restaurant. C'était déjà assez stupide de se retrouver tous les deux en public.
L'Uomo semblait se régaler. Après avoir fait un sort à deux entrées et un plat principal, il demanda une assiette de fromages. Enfin, il s'essuya une dernière fois la bouche, émit un soupir de béatitude et regarda son convive dans les yeux.
— Alors, Lazare est ressuscité ? Je savais bien que tu finirais par refaire surface.
— Je te rappelle que c'est à cause de toi que j'ai dû disparaître. Et mettre ma tête à prix, c'était un peu indélicat, tu ne trouves pas ?
— Oui, oui, répondit l'Uomo avec un geste d'impatience, je suis responsable de tous tes maux. Le contrat, c'était une nécessité. Sinon, tu ne serais pas assis en face de moi. C'est une simple réunion d'affaires, tu le sais. Il y a eu de nouveaux développements. Nous avons besoin que tu t'entretiennes avec quelqu'un en tête à tête. Si tu résous ce problème pour moi, je considérerai ta dette comme annulée. Tu pourras disparaître de nouveau, et je m'engagerai à ce que mes hommes cessent de te traquer.
Une offre séduisante, qui méritait qu'on la prenne en considération. Evidemment, avec l'Uomo, rien n'était simple.
— De qui s'agit-il ?
— Tu verras. Tu as fini ?
L'Uomo regarda avec mépris l'assiette quasiment pleine de son compagnon. Il détestait la faiblesse.
— Tu n'as pas d'appétit?
— Apparemment pas. Si on y allait ? Je ne me sens pas très à l'aise, ici. J'aimerais qu'on en finisse.
— Très bien. J'ai un petit cadeau pour toi. Peut-être qu'en le voyant, tu comprendras enfin la gravité de la situation. La limousine viendra te chercher dans trente minutes. Entre-temps, essaie de manger un peu.
L'Uomo se leva et quitta la pièce, en souriant avec bienveillance à tous les clients du restaurant.
Le deuxième homme regarda son vieil ami s'éloigner.
— Salopard..., murmura-t-il.